Dans un visionnaire essai, Daniel Halévy identifiait une loi qui n’a eu de cesse de se vérifier dans nos sociétés mues par la technologie : celle d’une accélération de l’histoire (D. Halévy, Essai sur l’accélération de l’histoire, 1948), pertinente jusqu’en droit européen de l’insolvabilité.
Le ciment de la construction européenne est la norme : l’Union s’est construite par et sur le droit. Or, lorsque l’Union se prend d’affection pour un sujet, une loi non écrite de la construction européenne veut qu’un premier texte dans un champ nouvellement investi par l’Union en appelle un deuxième, puis un énième, et ce jusqu’à ce qu’un nouveau pilier de l’édifice « communautaire » ait été érigé.
Que l’on ne se méprenne pas ici : il n’y a guère de retour en arrière ; et s’il y a parfois des pauses dans l’érection des fondations (on songe au regrettable abandon de la société privée européenne), jamais on ne retire une pierre posée.
Genèse du droit européen de l’insolvabilité
Vierges de tout droit européen pendant des décennies, les procédures d’insolvabilité n’ont véritablement suscité l’intérêt de l’UE qu’au virage du millénaire, et encore sous l’angle de règles de conflit. Or, depuis le tournant de l’an 2000, lentement mais sûrement, le droit de l’insolvabilité s’européanise, suivant une pente que le droit de la concurrence, de la propriété industrielle, des sociétés, le droit bancaire ou le droit des marchés financiers ont déjà empruntée il y a longtemps.
On sait que le règlement 1346/2000 du Conseil du 29 mai 2000 relatif aux procédures d’insolvabilité est venu pour la première fois désigner la juridiction compétente internationalement et la loi applicable – la lex concursus du for, elle-même déterminée par le fameux Center of main interests ou COMI – et assurer tout à la fois une reconnaissance automatique et mutuelle des décisions judiciaires et des règles de coordination lorsque des procédures sont ouvertes dans plusieurs Etats membres.
Il fallut attendre 15 ans pour que cette première initiative soit approfondie par le règlement (UE) du Parlement européen et du Conseil n°2015/848 du 20 mai 2015, applicable aux procédures ouvertes à compter du 26 juin 2017 : il perfectionna le dispositif conflictuel et améliora la circulation de l’information, la coordination des actions des praticiens de l’insolvabilité, l’interconnexion des registres d’insolvabilité et la prise en compte des groupes de sociétés à travers une « procédure de coordination collective ». Ces innovations furent transposées par l’ordonnance du 2 novembre 2017 portant adaptation du droit français au règlement (UE) n° 2015/848 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 relatif aux procédures d’insolvabilité et le décret du 5 juin 2018 : un nouveau Titre 9 du Livre 6 du code de commerce en était résulté.
La machine européenne s’était donc enclenchée : plus rien n’allait l’arrêter et ce à un rythme toujours plus soutenu.
Quatre ans seulement après le règlement de 2015, la directive (UE) 2019/1023 du 20 juin 2019 dite insolvabilité était adoptée. Or celle-ci témoignait d’une ambition autrement plus grande : réduire les disparités entre droits nationaux, autant dire harmoniser le fond du droit, et ne plus se limiter aux seuls cas d’insolvabilité transfrontières et à une approche de désignation de la loi applicable. « Il est donc nécessaire de dépasser le cadre de la coopération judiciaire et d’établir des normes matérielles minimales pour les procédures de restructuration préventive » énonçait ainsi le 12e considérant de cette directive.
Une nouvelle pierre de l’édifice européen allait alors être posée, reçue en droit français par l’ordonnance n°2021- 1193 du 15 septembre 2021 portant modification du livre VI du code de commerce.
Il y avait toutefois quelque paradoxe qu’à l’heure du Brexit, le nouveau droit issu de cette Europe fasse la part si belle à des concepts dont la filiation avec le droit continental n’était pas évidente… En effet, les sources d’inspiration de la directive de 2019 avaient pour nom : Chapter 11 (United States Bankruptcy Code), scheme of arrangement, best interest creditors test, cross class cramdown ou encore absolute priority rule! Si le RU nous a (malheureusement…) quitté, jamais l’amateur de procédures collectives n’aura autant parlé la langue de Shakespeare.
Nouvelle proposition de directive du 7 décembre 2022
Il reste que l’Europe a pris goût au droit de l’insolvabilité : suivant la loi précitée, elle n’aura donc de cesse de l’investir un peu plus et à des échéances toujours plus rapprochées. On ne sera donc pas surpris que, dès le 7 décembre 2022, ait été présentée une nouvelle proposition de directive du parlement européen et du conseil harmonisant certains aspects du droit de l’insolvabilité (dite « Insolvency III»).
Cette dernière se propose d’édicter des normes minimales en matière de procédures d’insolvabilité pour renforcer l’Union des marchés de capitaux : « L’objectif de la proposition est de réduire les différences entre les législations nationales en matière d’insolvabilité et, partant, de résoudre le problème posé par les législations moins efficaces dans certains États membres, ce qui renforcera la prévisibilité des procédures d’insolvabilité en général et réduira les obstacles à la libre circulation des capitaux. (…) Si la proposition vise principalement et particulièrement à supprimer des obstacles spécifiques aux investissements transfrontières, elle vise aussi à rapprocher les dispositions nationales qui s’appliqueraient invariablement aux entreprises et aux entrepreneurs exerçant leurs activités dans un ou plusieurs États membres. Par conséquent, la proposition traite également de situations dépourvues de toute dimension transfrontière ».
Les principaux axes de cette nouvelle proposition d’harmonisation bavarde en la forme et marquée à nouveau par un tropisme anglo-saxon sur le fond du droit – sont les suivants (voir notamment l’article 1 de la proposition de directive et la synthèse du Sénat au titre de la vérification du contrôle de subsidiarité de l’article 88-6 de la Constitution Droit de l’insolvabilité – Sénat (senat.fr) :
– introduction d’actions en nullités (étrangement appelées « révocatoires») à l’encontre des actes d’appauvrissement du débiteur en période suspecte (et conclus, selon cas, 3 mois, un an, voire 4 ans avant l’ouverture de la procédure) ;
– facilitation de l’accès des praticiens des procédures collectives et des juridictions compétentes dans un autre État membre aux registres nationaux de traçage des actifs (bénéficiaires effectifs, informations sur les actifs ou encore registres centralisés des comptes bancaires) ;
– introduction d’une procédure de cession prénégociée dans tous les États membres soit de prepack ; inspirée des pre-arranged sales des États-Unis, celle-ci tendrait à protéger la valeur de l’entreprise sous la tutelle d’un « moniteur» (sic) et serait divisée en deux phases (préparation / liquidation) ; son régime ne manquerait pas d’appeler certaines adaptations par rapport à l’ordonnance française du 12 mars 2014 ;
– généralisation de procédures simplifiées de liquidation pour les microentreprises insolvables : c’est là un des axes majeurs de la proposition, laquelle entend simplifier (à outrance ?) les liquidations de microentreprises sous la seule égide de l’autorité judiciaire ou administrative compétente, en écartant par principe (et sauf à ce qu’une telle désignation soit tout à la fois (i) demandée et (ii) financée, V. art. 39) le recours à un praticien de l’insolvabilité ; perce également une préférence pour une vente aux enchères électroniques sur une plateforme (une interconnexion des plateformes de vente aux enchères électroniques est prévue) et la certitude d’une remise de dettes généreuse par suite de la clôture de la procédure simplifiée pour le débiteur, les fondateurs ou les associés ; élaboration d’un droit commun des comités des créanciers (désignation, pouvoirs, modalités de fonctionnement, socle de droits et pouvoirs).
Vers un code européen des affaires intégrant le droit de l’insolvabilité ?
On doit se féliciter qu’un marché européen du restructuring, fort de 27 pays et 446 millions d’habitants, soit en train de se construire. Il serait utile toutefois de prendre temps de la réflexion sur la manière dont cette noble entreprise est actuellement conduite. Va-t-on s’exposer dans les prochaines années à une multiplication inéluctable des initiatives de l’UE (Insolvency IV, V, VI, etc.), comme on l’a connu en matière de directives LCB-FT ou CRD (qui en sont à leur 6e édition) ? Une autre voie est pourtant possible, plus fidèle à l’histoire et aux racines juridiques du continent européen : l’élaboration d’un code européen de droit des affaires, accordant au droit de l’insolvabilité une digne place.
Initié en 2017 à l’initiative et sous l’égide de l’Association Henri Capitant, le projet de Code européen des affaires fait suite à l’inventaire publié en 2016 (La construction européenne en droit des affaires, acquis et perspectives, éd. Lextenso). Tendant à remédier à l’inaccessibilité et à l’hétérogénéité de la construction du droit des affaires par l’Union, il a réuni près d’une centaine d’experts désireux d’achever le marché commun par l’élaboration de règles uniformes et d’instruments contractuels européens nouveaux, en se fondant sur une codification partagée par 24 pays de l’UE sur 27. Les avant-projets constituant les 13 Livres préfigurant un possible code couvrant de nombreux champs du droit des affaires (marché, commerce électronique, sociétés, sûretés, insolvabilité, etc.) sont librement consultables en tant que « textes martyrs » devant être enrichis, discutés, complétés par des juristes de tous horizons (Projet de Code européen des affaires – Henri Capitant).
Les lecteurs de cette nouvelle édition de « A l’écoute» sont invités à découvrir l’avant-projet de Livre 7 relatif au Droit de l’insolvabilité, élaboré par un Groupe de travail dirigé par les Professeurs Philippe Roussel Galle pour la France, Urs Peter Gruber pour l’Allemagne, Jean-Luc Vallens et avec la collaboration de Françoise Pérochon. Son ambition est de construire un droit européen de l’insolvabilité plus intégré favorisant l’octroi des crédits en évitant notamment les risques de forum shopping qui remettent en cause la prévisibilité et la sécurité juridique des créanciers.
L’avant-projet de Livre de droit européen de l’insolvabilité dessine, lorsque cela semble techniquement et politiquement opportun, des règles harmonisées de nature générale, lesquelles impliqueraient des dispositions de mise en oeuvre laissées à l’appréciation de chaque législateur national. Lorsqu’au contraire des difficultés notables de convergence sont apparues, l’avant-projet s’est limité à ouvrir certaines options.
Si certaines matières ont été volontairement laissées hors du périmètre du projet de code européen (en raison de la complexité des règles ou de leurs liens avec d’autres dispositions, comme les sanctions pénales, les règles relatives aux groupes ou au droit international privé), il a été à l’inverse prévu que le législateur de chaque État puisse appliquer tout ou partie des dispositions aux personnes physiques n’exerçant pas une activité professionnelle indépendante.
Le projet de Code traite d’abord de quelques questions de compétence et de procédure communes à tous les mécanismes de prévention et de traitement des entreprises en difficulté : débiteurs éligibles, autorité judiciaire compétente, professionnels de l‘insolvabilité, représentation des créanciers ou encore contrôle de la procédure.
Il propose ensuite l’harmonisation des droits des pays de l’UE par la réception d’une procédure préventive (prévention amiable) et de trois procédures d’insolvabilité (restructuration, redressement et liquidation) :
– une procédure de prévention amiable, de nature contractuelle et proche du droit français actuel ; le débiteur peut proposer le nom d’un praticien de l’insolvabilité (lequel devra attester de l’absence de tout conflit d’intérêts) dont les conditions de rémunération sont arrêtées d’un commun accord en fonction des diligences prévisibles ; à cette procédure de prévention, il a été suggéré d’ajouter une option sans saisine préalable de l’autorité judiciaire, inspirée de la réforme du code allemand de l’insolvabilité, dans laquelle le débiteur mène la procédure, en étant seulement tenu de notifier sa demande au tribunal compétent et de le saisir pour obtenir une suspension des poursuites et la validation d’un plan ;
– une procédure de restructuration judiciaire, qui, sous le contrôle de l’autorité judiciaire, tend à organiser le redressement d’une entreprise qui n’est pas encore insolvable ; cette procédure serait proche dans l’esprit, de la procédure française de sauvegarde tout en mettant en oeuvre des règles prévues par le droit allemand qui permet l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité lorsque l‘insolvabilité menace une entreprise ; est également prévue une adoption du plan par des classes de créanciers comme le prévoit la directive de 2019, dispositions introduites dans le droit allemand et dans le droit français qui inspire évidemment le projet sur ce point ;
– une procédure de redressement judiciaire qui tend aux mêmes fins pour une entreprise déjà insolvable ; cette procédure reprend les principes généraux de la procédure d’insolvabilité avec introduction là encore de classes de créanciers ; s’il apparaît que le redressement est impossible, cette procédure serait convertie sans délai en liquidation judiciaire pour éviter une augmentation du passif au détriment des créanciers ;
– une procédure de liquidation judiciaire enfin dans le cas où le redressement de l’entreprise insolvable apparaît impossible ; les règles de réalisation des actifs ou de transfert de l’entreprise s’inscrivent dans le prolongement du droit français et du droit allemand. Les créances sont classées selon un ordre qui paraît largement comparable entre les lois nationales, sauf sur les points (notamment sur les créances hypothécaires et les créances privilégiées) où une option est apparue préférable ; une liquidation judiciaire simplifiée serait instituée pour les micro-entreprises, sur l’exemple de la proposition de directive de 2022 mais avec un régime différent.
Les spécialistes et praticiens de l’insolvabilité de tous horizons sont invités à enrichir cet avant-projet et à contribuer ce faisant à un droit européen de l’insolvabilité, accessible, efficient et plus respectueux de la tradition juridique continentale des pays de l’UE.