La loi n°2022-172 du 14 février 2022 en faveur de l’activité professionnelle indépendante institue un nouveau statut de l’entrepreneur individuel séparant de plein droit son patrimoine personnel de son patrimoine professionnel. L’innovation est donc assez spectaculaire et a déjà suscité un vif intérêt en particulier lors d’un atelier du 22e congrès du CNAJMJ à la Colle Sur Loup, à peine quelques semaines après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi.
L’année 2022 aura donc été marquée par l’adoption de ce nouveau statut qui concerne plus de 3 millions de personnes physiques exerçant leur activité à titre individuel. Au passage, la nouvelle loi définit l’entrepreneur individuel (EI) comme étant « une personne physique qui exerce en son nom propre une ou plusieurs activités professionnelles indépendantes » (C. com., art. L. 526-22, al. 1er). Autant dire que toutes les personnes physiques entrant dans le champ d’application du Livre VI du Code de commerce sont concernées.
La volonté de protéger l’entrepreneur individuel n’est pas nouvelle. Après notamment l’insaisissabilité légale de la résidence principale qui est d’ailleurs maintenue, le statut d’EIRL qui n’a pas donné les résultats espérés et dont le régime est mis en extinction, le législateur va bien au-delà en établissant une distinction – et même une séparation – de plein droit entre le patrimoine professionnel et le patrimoine personnel de l’EI sans aucune démarche de sa part.
Un entrepreneur individuel, deux patrimoines
Désormais, « Les biens, droits, obligations et sûretés dont il est titulaire et qui sont utiles à son activité ou à ses activités professionnelles indépendantes constituent le patrimoine professionnel de l’entrepreneur individuel. (…) Les éléments du patrimoine de l’entrepreneur individuel non compris dans le patrimoine professionnel consti- tuent son patrimoine personnel » (C. com., art. L. 526-22, al. 2). En d’autres termes, sauf cas particulier (en liqui- dation judiciaire en cas de nouvelle activité, un nouveau patrimoine professionnel étant constitué mais il n’est pas concerné par la procédure) il n’est plus possible d’avoir plusieurs patrimoines d’affectation comme c’était le cas pour l’EIRL. Si l’EI exerce plusieurs activités, elles sont toutes logées dans son patrimoine professionnel.
Mais surtout, le critère de distinction entre les deux patrimoines est désormais celui de l’utilité. Le bien est-il utile à l’activité professionnelle de l’entrepreneur individuel ? Telle est la question qui se pose, sans doute en cas de procédure collective, car c’est essentiellement à ce moment que les débats apparaissent. Certes, le nouvel article R. 526-26 dispose que « les biens, droits, obligations et sûretés dont l’entrepreneur individuel est titulaire, utiles à l’activité professionnelle, s’entendent de ceux qui, par nature, par destination ou en fonction de leur objet, servent à cette activité » et il énonce une liste non exhaustive. Si la précision est bienvenue, elle ne permettra pas de trancher tous les débats. À tout le moins, ce même texte énonce-t-il des présomptions, sans doute simples, qui peuvent être tirées des documents comptables lorsque l’EI est tenu à des obligations comptables légales ou réglementaires et sous réserve que les comptes soient réguliers et sincères et donnent une image fidèle du patrimoine, de la situation financière et du résultat.
Quoi qu’il en soit, l’EI a désormais deux patrimoines et au moins deux catégories de créanciers, ceux dont les droits sont nés à l’occasion de son activité professionnelle et ceux dont les droits ne sont pas nés de l’activité professionnelle. Ainsi énoncé, le principe apparaît simple, mais évidemment il est bien plus complexe en pratique.
D’abord, les dispositions légales relatives à l’insaisissabilité de certains biens et notamment l’insaisissabilité de droit de la résidence principale mais aussi les DNI portant sur un autre bien foncier bâti ou non bâti non affecté à l’usage professionnel, restent applicables (C. com., art. L. 526-22, al. 4 renvoyant à L. 526-1). Ensuite, les sûretés réelles consenties par l’EI avant le commencement de son ou de ses activités professionnelles indépendantes conservent leur effet quelle que soit leur assiette (C. com., art. L. 526-22, al. 6, in fine). Bien sûr, l’EI peut constituer des sûretés réelles sur son patrimoine personnel, mais il ne peut se porter caution en garantie d’une dette dont il est le débiteur principal (C. com., art. L. 526-22, al. 3). En outre, il peut, sur demande écrite d’un créancier dont la créance est née de l’activité professionnelle, renoncer à la séparation des patrimoines en sa faveur. Cette renonciation ne peut porter que sur un engagement spécifique rappelant le terme et le montant, qui doit être déterminé ou déterminable (C. com., art. L. 526-25 ; D. 526-28 et s.).
En d’autres termes, parmi les deux catégories de créanciers dont les droits sont nés ou non de l’activité professionnelle, il peut exister des sous-catégories. Sans parler de l’administration fiscale et des organismes de sécurité sociale dont le droit de gage porte sur l’ensemble des patrimoines professionnel et personnel de l’EI en cas de manœuvres frauduleuses ou d’inobservation grave et répétée de ses obligations fiscales, ou dans le recouvrement des cotisations et contributions sociales (C. com., art. L. 526-24).
Enfin, on retiendra que, dans le cas où un entrepreneur individuel cesse toute activité professionnelle indé- pendante, ses deux patrimoines sont réunis. Il en est de même en cas de décès, sous réserve des articles L. 631-3 et L. 640-3 du Code de commerce (C. com., art. L. 526-22, avant dernier al.).
Deux patrimoines, deux procédures de traitement des difficultés … en principe …
L’entrepreneur individuel étant titulaire de deux patrimoines, l’un et/ou l’autre peuvent être en difficulté. C’est le tribunal de la procédure collective qui doit être saisi, que la demande porte sur l’ouverture d’une procédure du Livre VI du Code de commerce ou de surendettement (C. com., art. L. 681-1.). C’est donc le tribunal de commerce ou judiciaire selon le cas – les règles de compétence n’ayant pas été modifiées – qui apprécie tout à la fois si les conditions d’ouverture d’une procédure du livre VI du code de commerce sont réunies en fonction de la situation du patrimoine professionnel de l’EI et si les conditions d’ouverture d’une procédure de surendettement sont remplies en fonction, cette fois, de l’actif du patrimoine personnel et de l’ensemble des dettes exigibles ou à échoir dont le recouvrement peut être poursuivi sur cet actif (C. com., art. L. 681-1). En outre, c’est le même tribunal (du Livre VI du Code de commerce) qui connaît des contestations relatives à la séparation des patrimoines du débiteur s’élevant à l’oc- casion de la procédure ouverte (C. com., art. L. 681-2, V).
Si un seul patrimoine est en difficulté, le tribunal ouvre, selon le cas, une procédure du Livre VI du Code commerce qui traite le patrimoine professionnel (C. com., art.L. 681-2, I) ou il dit n’y avoir lieu à l’ouverture d’une telle procédure et il renvoie l’affaire devant la commission de surendettement, avec l’accord du débiteur, pour traiter du patrimoine personnel (C. com., art. L. 681-3). Nous sommes alors en terrain connu.
Si les deux patrimoines sont en difficulté, ce qui n’est évidemment pas une hypothèse d’école, la solution qui apparaît, nous semble-t-il, la plus simple, consiste à ouvrir deux procédures : une procédure collective et une procédure de surendettement traitant respectivement le patrimoine professionnel et le patrimoine personnel. Mais, pour que cette possibilité soit retenue, les textes exigent que la distinction entre les deux patrimoines ait « été strictement respectée et que le droit de gage des créanciers dont les droits sont nés à l’occasion de l’activité professionnelle de l’entrepreneur individuel ne porte pas sur le patrimoine personnel de ce dernier » (C. com., art. L. 681-2, IV). Faute de séparation stricte, le tribunal ouvre une procédure unique et traite alors « dans un même jugement, des dettes dont l’entrepreneur individuel est redevable sur ses patrimoines professionnel et personnel, en fonction du droit de gage de chaque créancier, sauf dispositions contraires » (C. com., art. L. 681-2, III). Ainsi, une seule procédure est ouverte mais les créanciers sont traités distinctement selon que leur droit de gage porte sur le patrimoine professionnel ou personnel. Ici nous avons en quelque sorte deux procédures en une seule.
On voit immédiatement poindre les difficultés, ou à tout le moins, les complications eu égard au fait que les créanciers n’ont pas tous le même droit de gage. Parmi ceux ayant des droits sur le patrimoine professionnel, certains ont des sûretés sur le patrimoine personnel ou bénéficient d’une renonciation à la séparation des patrimoines pour tel ou tel engagement comme nous l’avons vu. D’autres ont des droits uniquement sur le patrimoine personnel, sans parler du cas de la résidence principale qui bénéficie toujours de l’insaisissabilité légale. L’état des créances va sans doute se compliquer, le manda- taire judiciaire étant amené à faire du « sur mesure », catégorie de créanciers par catégorie.
À la réflexion, une autre difficulté surgit si l’un des deux patrimoines est « redressable », auquel cas la question se pose de savoir si un patrimoine peut faire l’objet d’un plan de redressement et l’autre d’une liquidation. Lorsque deux procédures sont ouvertes cela ne pose aucune difficulté mais, dans le cas d’une seule procé- dure englobant les deux patrimoines, les textes sont bien silencieux…
Il nous paraît en tout cas utile que le tribunal, avant de prendre sa décision, soit le mieux informé possible et en cas de besoin n’hésite pas à recourir à la procédure d’en- quête en désignant un juge commis.
En conclusion de cette rapide présentation, il nous semble que les difficultés ne doivent toutefois pas être exagérées.
En effet, lorsque les deux patrimoines sont en difficulté, certains entrepreneurs individuels ont un patrimoine professionnel pour lequel une comptabilité peut être tenue (exemple, l’EI qui exploite un fonds de commerce), auquel cas la séparation stricte des patrimoines devrait en principe avoir été respectée. D’autres ont un patrimoine professionnel très faible pour ne pas dire inexistant, (exemple, l’EI qui exerce une activité de prestation de services) et bien souvent leur patrimoine personnel est lui aussi modeste ou se limite essentiellement à leur résidence principale. Dans ce cas, la procédure de rétablissement professionnel devrait constituer une solution pertinente et elle a d’ailleurs été modifiée en partie à cet effet. En particulier, le nouveau texte inter- dit l’effacement des dettes grevant un patrimoine qui n’est pas en situation irrémédiablement compromise (C. com., art. L. 645-11, al. 2). Restent évidemment les autres situations, comme celle concernant les biens à usage mixte ou encore les hypothèses dans lesquelles le patrimoine utilisé pour l’exercice de l’activité professionnelle est intimement lié au patrimoine personnel ce qui est souvent le cas dans le domaine agricole notamment. Gageons que la jurisprudence et les praticiens sauront trouver des solutions pertinentes.
Quoi qu’il en soit, il nous semble que cette nouvelle loi améliore grandement la situation de l’EI. À tout le moins, celui-ci n’a plus désormais à accomplir la moindre démarche pour que son patrimoine personnel soit protégé des aléas de son activité professionnelle et ce d’autant que, rappelons-le, le principe de l’insaisissabilité légale de la résidence principale est conservé.
Aussi, malgré les questions d’application qu’elle pose, ce qui est le cas de la plupart des nouvelles lois, et les imperfections qu’il conviendra de corriger à l’aune des retours d’expérience, la loi du 14 février 2022 constitue une réforme importante dans la protection du patrimoine personnel de l’entrepreneur individuel.